Quels indicateurs pour les risques psychosociaux ?

L’indicateur global et les indicateurs spécifiques

Conformément à l’analyse présentée ci-dessus, nous décomposons le concept de risque psychosocial en considérant en premier, les caractéristiques de la situation ou des conditions de travail de la personne concernée, qui peuvent constituer, pour elle, des dangers. En second, les risques que les réactions du sujet lui font courir face à ces dangers et, en troisième, les conséquences dommageables que la présence de ces risques fait peser sur lui.
Le risque psychosocial est donc un phénomène complexe et comportant plusieurs dimensions, différemment observable selon que l’on se place à l’amont, au médian ou à l’aval du risque, et qu’il serait illusoire de prétendre représenter, dans sa totalité, par un indicateur unique ou même, par seulement quelques indicateurs.
Pour fixer la terminologie, on désigne par l’expression indicateur global du risque psychosocial, tout instrument permettant de repérer simultanément les dangers qui provoquent le risque et la situation mentale de l’individu qui en souffre. Un indicateur global doit couvrir le plus large champ possible en termes d’entreprises et des personnes y travaillant, mais il ne peut être que sommaire au regard de la complexité du phénomène étudié.
C’est cet indicateur global qui fait défaut aujourd’hui. On parlera, à l’inverse d’indicateurs spécifiques, lorsqu’il s’agit d’instruments cherchant à explorer tel ou tel aspect du risque psychosocial et à l’expliquer plus en profondeur ou encore à détecter, vers l’aval, certains des dommages ou des comportements qui sont les conséquences de la présence de ce risque. Ces indicateurs spécifiques sont de grand intérêt car ils vont plus loin dans l’explication de certaines causes ou la recherche de certaines conséquences, mais ils ne peuvent prétendre à éclairer les deux aspects de la santé mentale et de la présence de dangers constitutifs du phénomène global.

Les indicateurs spécifiques tirés d’enquêtes

La principale enquête européenne est l’enquête de Dublin en Irlande, est faite par la Fondation Européenne pour l’Amélioration des Conditions de Vie et de Travail. Elle couvre un échantillon représentatif de la population active occupée de l’Europe des quinze. Elle est centrée sur la description générale des conditions de travail, parmi lesquelles le risque psychosocial. En France, l’enquête décennale sur la santé et l’itinéraire professionnel comporte un chapitre consacré à la santé mentale et aux troubles anxio-dépressifs. Elle permet de mesurer la perception de la santé mentale par la population et d’évaluer la prévalence des différents troubles. Sur les conditions de travail, l’enquête de base est réalisée tous les sept ans environ. Elle est couplée à l’enquête annuelle sur l’emploi de l’I.N.S.E.E, portant sur un échantillon de vingt mille personnes.

En bref, toutes ces enquêtes visent à décrire le salarié, les dangers de ses conditions de travail et l’ensemble des risques auxquels il est exposé, y compris les risques psychosociaux. Du fait même de sa grande richesse, l’information ainsi rassemblée n’est pas réductible à quelques données simples qui constitueraient la poignée des indicateurs recherchés. Il s’agit plutôt d’un vaste volume d’informations, qui relève plus d’une activité de recherche que de la simple démarche relevant de l’identification, la quantification et le suivi qui nous était demandée.
Ainsi, ces enquêtes sont fréquemment ciblées sur une population particulière ou sur un questionnement spécifique. Les questionnaires s’inspirent souvent des investigations internationalement validées mais sans leur coïncider complètement, ce qui ne permet pas toujours de leur appliquer les méthodes éprouvées de cotation.
Enfin, parce que les recherches portant sur les aspects médicaux de la santé mentale et les aspects sociaux de la santé mentale au travail sont rarement menées par les mêmes personnes, c’est dans des enquêtes distinctes que sont approchés ces deux aspects. Dès lors, le rapprochement entre la mesure de l’état de santé psychique de la personne enquêtée et celle de son risque psychosocial n’est pas possible faute d’avoir rassemblé dans une même enquête les questions visant à mesurer ces deux composantes.

Les indicateurs spécifiques tirés de sources administratives

Les médecins du travail rédigent un rapport annuel relatif à leur activité. Il ressort des auditions effectuées que bon nombre de ces rapports sont riches d’informations portant sur le sujet en cause. Malheureusement, ces rapports sont stockés sous forme écrite et au niveau régional. Les données qu’ils contiennent ne sont pas relevées selon un schéma commun qui les rendrait utilisables. Il est dommage que ce très important stock d’information ne soit utilisable qu’au sein des entreprises spécifiquement concernées, et reste, pour une large part, inexploité au plan national. Les auditions effectuées ont fait apparaître un assez large consensus sur l’intérêt d’observer certaines conséquences attribuables aux troubles psychosociaux, telles que l’instabilité des salariés dans leur poste de travail, l’absentéisme ou encore les arrêts pour maladie de courte durée. Tous ces éléments pourraient donc constituer des indicateurs spécifiques dans les statistiques relatives à certaines des conséquences comme les taux de rotation de la main d’œuvre, les arrêts maladie ou encore les offres d’emploi non satisfaites. Nous avons retenu ces trois domaines, souvent cités, mais peut-être en existe-t-il d’autres ?

Les experts de la prévention, cependant, soulignent les difficultés d’interprétation que présente ce type d’indicateurs : ils peuvent retracer l’évolution de causes multiples, différentes des aspects psychosociaux recherchés. Même lorsque la cause est effectivement psychosociale, le sens de son effet sur l’indicateur peut varier selon les circonstances. Quoiqu’il en soit, même ces indicateurs indirects sont imparfaits et faiblement disponibles dans l’immédiat et demanderaient quelques investissements.

Les indicateurs spécifiques

Cependant, la situation n’est pas fermée car l’information de base existe et doit permettre de construire une batterie d’indicateurs adaptés par secteur professionnel. Les indicateurs de rotation de la main d’oeuvre, régulièrement observés par catégories socioprofessionnelles constitueraient des indicateurs indirects du mal-être au travail. En outre, ces taux de rotation doivent être analysés en séparant les conditions d’entrée (C.D.D, C.D.I…) et les motifs de sortie tels que les démissions ou les licenciements.

De même, les offres d’emplois non satisfaites, indicateurs évidemment d’abord sensibles à la conjoncture économique, mais dont on signale l’importance pour détecter le mal-être dans certains métiers comme les abattoirs, la restauration, les métiers saisonniers et certains métiers du bâtiment.

L’absentéisme est un autre indicateur possible du mal-être au travail. Grâce à des statistiques fournies par l’assurance maladie, une analyse très détaillée des arrêts maladie devient possible. On peut même en dresser la répartition selon les critères croisés de la durée de l’arrêt et des caractéristiques du salarié concerné, au regard du secteur et de la taille de l’entreprise ou de l’établissement qui l’emploie. Il s’agit ensuite de construire des séries chronologiques de la fréquence relative de ces arrêts selon une nomenclature fine de secteur et par taille d’entreprise, le mieux étant de croiser les deux si l’abondance statistique le permet. Cela permettra d’établir la durée critique la mieux représentative de l’absentéisme pouvant caractériser le mal-être au travail.

Signalons enfin qu’il n’existe pas de recensement du nombre des suicides ayant eu lieu sur le lieu de travail ou présentant une forte présomption d’être liés au travail. Le centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès recense les suicides à partir de l’exploitation des certificats de décès mais ces derniers n’indiquent pas ceux qui sont intervenus sur le lieu de travail. Cependant, la C.N.A.M.T.S expérimente à ce jour un système de remontée d’informations pour comptabiliser les suicides au travail. Ces données ne seront pas disponibles avant un an. Il serait souhaitable qu’elles soient rendues publiques, ce qui n’est pas prévu à ce jour.

Finalement, à la différence des données d’origine administrative comme celles contenues dans les rapports des médecins ou des inspecteurs du travail, l’information de base existe sur des aspects connexes ou sur certaines conséquences du risque psychosocial ; elle est stockée sous une forme la rendant accessible, de sorte qu’il semble que la construction des quelques indicateurs évoqués soit possible de façon simple et pour un coût modéré.

Comme indiqué plus haut, les remontées ou les rapports des inspecteurs du travail et des médecins du travail restent des mines d’information encore insuffisamment exploitées au plan national. Concevoir une brève fiche statistique, l’annexer à ces rapports et exploiter cette information paraît un minimum indispensable pour valoriser l’information contenue dans ces rapports.

Les conclusions sur les indicateurs

La conclusion de ce tour d’horizon relatif aux statistiques disponibles est paradoxale. L’information relative au risque psychosocial est très riche et abondante pour tout ce qui relève des indicateurs spécifiques, qu’il s’agisse d’indicateurs directs tirés d’enquêtes ou indirects, dérivés de statistiques relatives à certaines conséquences ou dommages dus au risque psychosocial.
En revanche, il apparaît difficile d’en extraire un ou plusieurs indicateurs suffisamment synthétiques, rapidement disponibles, correspondant à une observation quantifiée, fiable et aussi neutre que possible au regard des théories explicatives et des causes sociales profondes des phénomènes observés, et qui soit, enfin, suffisamment crédible pour être acceptée sans réticence comme base du consensus social nécessaire à l’action commune.
Au surplus, il n’existe pas d’indicateur global observant simultanément et l’état de santé mental des personnes concernées, et celui de leurs conditions sociales de travail. La plupart des personnalités rencontrées durant la préparation de cet article ont regretté cette situation.

En fait, on comprend que le moment est venu pour la statistique publique d’exercer sa responsabilité et de prendre en charge la tâche de construire une base d’information simple, à l’intersection des besoins multiples énoncés par la recherche mais n’ayant pas vocation à satisfaire l’union de ces besoins : toute leur place doit être conservée aux enquêtes spécifiques, exploratoires, pilotes. En revanche, cette nouvelle base d’information devrait permettre de prendre une mesure indiscutable de l’ampleur et de la répartition du problème de façon à justifier s’il faut agir et où. La question de l’orientation de l’action impose de progresser sur la détermination des causes. Le moment est également venu, aussi, de tirer un meilleur parti de l’information d’origine administrative permettant la construction d’indicateurs indirects ou dérivés, repérant le risque psychosocial à partir de certaines de ses conséquences, comme ceux évoqués ci- dessus.

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